Cina Lawson

Cina Lawson : « La réussite des négociations dans le secteur numérique nécessite une collaboration approfondie entre acteurs multiples »

Cina Lawson est ministre de l’Économie numérique et de la transformation digitale du Togo. Forte de plus de 20 ans d'expérience et d'expertise en matière de politique et de réglementation numériques, elle mène la transition du Togo vers une économie numérique inclusive.

Cette interview est disponible en anglais.


Les gouvernements africains souhaitent travailler avec de multiples partenaires (publics et privés) dans le cadre de leurs objectifs de développement numérique et de leurs priorités stratégiques. Comment le Togo choisit-il ses partenaires stratégiques pour mener à bien sa stratégie de transformation numérique, notamment en ce qui concerne l'infrastructure et les services numériques ?

Nous sommes guidés par nos priorités. D'abord et avant tout, nous définissons nos priorités, puis nous recherchons des partenaires possédant l'expertise et la capacité d'exécution requises, en fonction du projet que nous voulons mener à bien. Citons deux exemples concrets:

En 2018, nous avons commencé notre parcours en matière de cybersécurité en concevant une stratégie. Des études et des rapports ont clairement montré l'impact croissant de la cybercriminalité. Nous devions renforcer notre cybersécurité, de toute urgence, avec l'obligation de protéger les personnes et les entreprises dans cette ère de changement axée sur la technologie.

Nous avons adopté des lois et différents décrets pour doter notre pays d'une législation importante pour une stratégie cohérente de surveillance et de défense contre les cybermenaces au niveau national, et nous avons créé les instances réglementaires telles que l'Agence Nationale de la Cybersécurité (ANCy) du Togo en 2019. Mais l'ANCy nouvellement créée a dû rapidement mettre en place le cadre technique nécessaire à la surveillance constante et à la mise en œuvre de mécanismes de défense proactifs en réponse aux cyberattaques. Pour ce faire, deux infrastructures essentiels étaient nécessaires : une équipe d'intervention en cas d'urgence informatique (CERT– Computer Emergency Response Team) et un centre d'opérations de sécurité (SOC – Security Operations Centre).

Notre vision était d'exploiter ces deux infrastructures pour offrir un service de haute qualité pour les citoyens, l'administration et le secteur privé. Cependant, nous ne disposions pas encore de suffisamment de ressources humaines spécialisées au niveau local, de technologies et de processus pour mettre en place et exploiter ce type de services avec la qualité et l'échelle que nous visions. Nous ne voulions pas nous contenter d'acheter l'équipement et les formations auprès d'un partenaire, car la fourniture du service est un ensemble de compétences différent qui nécessite de l’expérience, la compréhension des aspects commerciaux et techniques et, surtout, l'instauration d'un climat de confiance.

Compte tenu de notre besoin urgent de rendre l’ANCy opérationnelle dans les plus brefs délais, il nous est apparu clairement qu'un partenariat avec un acteur établi du secteur privé serait le meilleur moyen de répondre à nos besoins en matière de cybersécurité. Nous avions besoin d'un partenariat plus large où les intérêts étaient alignés.

Nous avions discuté avec le groupe Asseco, un partenaire en Pologne, de la digitalisation des services gouvernementaux tels que les géo-portails et la cybersécurité, entre autres. Asseco Group est une entreprise informatique polonaise de premier plan côtée au NASDAQ – la sixième plus grande entreprise de ce type en Europe - qui possède plus de 25 ans d'expertise dans le domaine des logiciels et de la protection du cyberespace.

En 2019, nous avons conclu un partenariat public-privé avec ASSECO pour créer une joint-venture baptisée Cyber Defense Africa (CDA) afin d'apporter l'expertise opérationnelle nécessaire à la protection de notre cyberespace.

Notre partenariat avec Asseco sur CDA est unique dans la mesure où il regroupe le CERT et un SOC (Security Operations Centre) national. Il est également unique parce qu'Asseco n'est pas seulement un partenaire technique mais aussi un investisseur dans la même joint-venture. Cela permet de garantir que cette joint-venture soit exploitée de manière efficace et rentable.

Outre l'infrastructure, une raison peut-être encore plus importante pour laquelle nous avons choisi le secteur privé et Asseco était la crédibilité. Travailler avec un acteur du secteur privé comme Asseco, qui a de solides antécédents et une clientèle éminente telle que l'OTAN, inspire la confiance et la crédibilité dont Cyber Defense Africa a besoin pour fonctionner dès le premier jour.

De plus, nous avons souligné l'importance de la prestation de services en veillant à ce que notre partenaire Asseco ait un intérêt direct à former notre équipe technique - qui est entièrement togolaise – au cours de son mandat de 10 ans. Cet intérêt direct s'est exprimé par le fait d'être un actionnaire minoritaire et de prendre des décisions telles que la sélection du DG.

Le deuxième exemple est l'atterrissage du câble sous-marin Equiano de Google au Togo, dans le cadre d'un partenariat qui a pour objectif de transformer le paysage de la broadband dans notre pays. En mars 2022, le Togo est devenu le premier point d'atterrissage en Afrique d'Equiano, un câble à fibre optique reliant le Portugal à l'Afrique du Sud. L'opérationnalisation de ce câble sous-marin est réalisée par une Joint-Venture (JV) entre la Société d'Infrastructures Numériques (SIN), une société publique de télécommunications, et CSquared, une société privée d'infrastructure de gros à broadband à accès ouvert. L'entité créée, CSquared Woezon, est détenue à 56 % par CSquared et à 44 % par SIN.

Avec l'objectif principal, en 2019, de déployer un nouveau câble sous-marin au Togo au plus tôt, nous étions en négociation avec Google et Facebook, peu avant que Google n'annonce un investissement d'un milliard de dollars en Afrique. Nous avions dû convaincre Google que le Togo pouvait intégrer la première phase du projet Equiano, sans pour autant perturber leur calendrier global, dont la mise en œuvre avait déjà commencé. En parallèle, nous avons dû travailler au développement d'un marché lucratif pour les connexions internet à haut débit, comparé à des pays beaucoup plus importants comme le Nigeria, l'Afrique du Sud, etc. Notre priorité ici était de nous associer au secteur privé pour accélérer le déploiement de la connectivité internet à haut débit et, en particulier, de veiller à ce que le prix de l'accès internet par fibre optique jusqu'au domicile (FTTH – fibre-to-the-home) baisse d'environ 70 %, afin qu'il soit à la portée de nombreux ménages togolais.

Lors de la mise en œuvre du projet, nous avons été confrontés à deux enjeux majeurs : i) la détermination d'un partenaire susceptible d'apporter un financement aux côtés de l'Etat togolais ; et ii) le choix d'un partenaire habilité à vendre de la capacité internationale sur le câble d'Equiano et à exploiter une station d'atterrissage. Nous avons conçu un mécanisme clair de structuration du partenariat intégrant non seulement l'Etat mais aussi des investisseurs privés. Comme dans le cas de la cybersécurité, une entreprise publique serait intéressée par l'exploitation du câble, mais nous avons également contacté des entreprises privées, y compris tous les grossistes d'Equiano, pour obtenir des investissements privés, en mettant particulièrement l'accent sur la formation de nos équipes.

CSquared Woezon est maintenant responsable de la gestion et de l'exploitation du câble sous-marin d'Equiano ainsi que des réseaux terrestres de fibre optique du gouvernement électronique et de la fibre sur le réseau à haute tension qui relie le Togo et le Bénin. Pour la commercialisation de la capacité internationale, CSquared Woezon fournira un accès ouvert à tous les opérateurs nationaux et régionaux sur une base commerciale objective, transparente et non discriminatoire, conformément aux normes de l'industrie et aux meilleures pratiques internationales. Une fois activé, le câble Equiano offrira 20 fois plus de bande passante que tout autre câble desservant actuellement l'Afrique de l'Ouest et devrait permettre au Togo d'attirer encore plus d'investissements et de stimuler davantage sa culture dynamique de création d'entreprises. Equiano est un outil essentiel et stratégique pour la réalisation des ambitieux projets de digitalisation du Togo.

En ce qui concerne les applications et les plateformes, nous choisissons d'utiliser des technologies open-source chaque fois que cela est possible afin d'éviter le risque de dépendance à l'égard d'un fournisseur. Ce principe reste d'actualité alors même que nous poursuivons nos discussions avec l'Estonie pour établir une plateforme d'interopérabilité et que nous travaillons avec la Banque mondiale sur une nouvelle carte d'identité biométrique pour l'ensemble de nos citoyens. Nous nous sommes inspirés de l'expérience de l'Inde dans le déploiement d'Aadhaar, son système national d'identification biométrique.


Dans cette stratégie numérique plus large que vous avez expliquée, quelle est la place de la Chine, partenaire numérique stratégique de l'Afrique, dans ses offres en termes d'infrastructures et de services numériques ?

Dans le secteur de l'infrastructure numérique, les entreprises chinoises sont connues pour leur capacité de financement et pour l'expertise technique qu'elles apportent au développement des réseaux. Les pays africains ont bénéficié de cette approche, sans laquelle ils n'auraient pas été en mesure de mettre en place leurs réseaux.

Au Togo, nous considérons les télécommunications et le numérique comme un service, et nous pensons que celui qui exploite le service doit avoir une participation dans l'actif. Notre approche du déploiement des infrastructures au Togo privilégie la collaboration avec le secteur privé pour dérisquer les projets et se concentrer sur la fourniture de services, plutôt que d'assumer directement la construction des infrastructures. Bien que d'autres pays et partenaires puissent avoir des modèles d'entreprise différents, nous donnons la priorité à l'identification de la structure de projet spécifique dont nous avons besoin et à la recherche de partenaires qui peuvent l'offrir.

Par exemple, nous avons obtenu un financement de la Banque mondiale et nous nous sommes associés à l'Inde pour développer notre nouveau système d'identification biométrique. Nous travaillons également sur un registre social numérique pour le pays et nous nous inspirons de modèles réussis en Amérique latine et au Moyen-Orient. Nous sommes ouverts à des partenariats avec tout pays susceptible d'apporter l'expertise et le financement nécessaires à nos projets.


Quelles sont les meilleures stratégies pour négocier les projets numériques ? Notamment en termes de transfert de technologie, d'emploi local, de contenu local et de protection des données ? Existe-t-il une stratégie interne pour cela ? Sur la base de l'expérience du Togo, quelles seraient vos principales recommandations ?

L'un des problèmes que nous rencontrons sur le continent est l'exécution. Les transactions peuvent être mal structurées, non pas nécessairement parce que les responsables sont malhonnêtes, mais parce qu'ils ne savent pas comment les exécuter correctement. En Afrique, nous devons nous spécialiser dans la vérification des références de chaque personne que nous engageons et mettre l'accent sur la structuration d'une équipe d'exécution très compétente. La bonne exécution d'une transaction nécessite une collaboration approfondie entre de nombreuses personnes. Il n'y a pas de place pour l'improvisation ; il est essentiel de disposer d'une équipe de personnes ayant l'expertise requise dans leur domaine.

Ensuite, nous pensons que le transfert de connaissances nécessite une formation opérationnelle approfondie, et nous devons en tenir compte dans les accords que nous concluons avec des partenaires pour des projets nationaux. Dans le cadre du déploiement du contrat d'identification biométrique, par exemple, nous avons exigé une feuille de route pour le transfert de connaissances. Nous voulons que le partenaire stratégique nous fournisse les descriptifs de poste des Togolais qui travailleront avec ses équipes, et qu'il participe à la sélection de ce personnel togolais qui le suivra à chaque étape du processus. Nous voulons que le personnel formé passe des tests dans chaque composante du projet, afin qu'il obtienne ce que nous appelons une certification objective. Cette certification doit également être reconnue au niveau international. Telle est notre conception du transfert de connaissances.

Il y a deux autres aspects : la sous-traitance et l'embauche de personnel. Il est très important que nos partenaires embauchent du personnel togolais, même au niveau de la direction du projet. Pour cela, ils doivent d'abord embaucher des Togolais, mais s'ils ne trouvent pas de candidat togolais approprié, ils doivent mettre en place un solide plan de formation afin que, dans deux ou trois ans, un Togolais de l'équipe existante puisse évoluer vers le poste requis. Il faut être très pragmatique, car il est essentiel d'examiner les détails pour s'assurer que ce que font les partenaires corresponde à votre vision. Certes, cela peut être plus exigeant, mais il n’est pas possible de s'en passer.


Une dernière question sur la gouvernance numérique mondiale. La participation de l'Afrique aux forums multilatéraux régissant le monde de l'internet et des télécommunications a été limitée jusqu'à présent. Quel est le pouvoir de négociation des gouvernements africains pour façonner le discours et les normes mondiales en matière de gouvernance numérique ?

D'après ce que nous avons observé jusqu'à présent, il semble que le seul moyen pour les pays africains d'avoir un impact significatif sur l'avenir du continent soit d'atteindre une masse critique et de tirer parti d'organisations multilatérales telles que l'Union africaine. Aucun pays ne peut manifestement y parvenir seul. Certains grands pays comme le Nigeria, l'Afrique du Sud et le Kenya peuvent avoir suffisamment d'influence pour faire la différence à eux seuls. Cependant, le reste d'entre nous doit s'unir en tant que continent. Le problème est que nous avons souvent du mal à parler d'une seule voix en raison des désaccords entre les pays. Lorsque les grands pays prennent les choses en main, ils se concentrent souvent sur leurs propres problèmes. C'est pourquoi nous pensons qu'il serait bénéfique pour ces grands pays africains de se rapprocher des petits pays et de les représenter également. Par exemple, le Nigeria pourrait devenir la voix de l'Afrique de l'Ouest. Si nous ne fonctionnons pas de cette manière et si nous ne nous rassemblons pas autour d'un programme commun, les décisions qui nous concernent seront prises sans que nous ayons notre mot à dire.


Cet entretien fait partie de la série d'entretiens intitulée "Negotiating Africa's digital partnerships" (Négocier les partenariats numériques de l'Afrique), menée par le Dr Folashade Soule auprès de hauts responsables politiques, de ministres et d'acteurs privés et civiques africains afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs africains construisent, négocient et gèrent des partenariats stratégiques dans le secteur numérique, dans un contexte de rivalité géopolitique. Cette série fait partie du projet de recherche sur les politiques de négociation des partenariats numériques de l'Afrique, hébergé par le programme de gouvernance économique mondiale (Université d'Oxford) et soutenu par le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI).