Thelma Quaye

Thelma Quaye : « Smart Africa navigue à travers la concurrence géopolitique en diversifiant ses partenariats et en réduisant sa dépendance à l'égard d'une seule entité géopolitique »

Thelma Quaye est directrice des infrastructures numériques, et du renforcement des compétences au secrétariat de Smart Africa. Ses principales activités consistent à aider les gouvernements de toute l'Afrique à transformer leurs économies en une économie numérique grâce aux éléments constitutifs de l'infrastructure numérique, au renforcement des capacités et à l'inclusion grâce à l'autonomisation des femmes et des filles dans les TIC. Avant de rejoindre Smart Africa , elle était directrice technique chez Airtel Ghana. Elle a également travaillé avec l'UIT, l'ONU Femmes et l'Union africaine.

Cette interview est disponible en anglais.


Smart Africa est devenu l'un des principaux organes de mobilisation de l'action multilatérale sur la numérisation en Afrique. Quelles stratégies se sont avérées efficaces pour amener les gouvernements africains à travailler ensemble et à prendre des mesures concrètes pour atteindre les objectifs numériques, notamment en ce qui concerne le commerce numérique transfrontalier et les projets d'infrastructure internationaux en partenariat avec le secteur privé ?

Smart Africa bénéficie de la confiance de tous les Africains, tant au niveau régional que continental, et joue le rôle d'agrégateur. L'organisation a utilisé plusieurs stratégies clés pour mobiliser les gouvernements africains en vue d'atteindre les objectifs numériques, notamment en ce qui concerne le commerce numérique transfrontalier et les projets d'infrastructure internationaux. L'une des stratégies efficaces utilisées par Smart Africa est l'harmonisation des politiques et l'intégration régionale, ce qui implique la création d'un cadre réglementaire commun qui encourage le commerce numérique transfrontalier et le commerce électronique. Cela permet de réduire les obstacles et de créer un marché numérique intégré dans les pays africains.

Smart Africa se positionne comme l'organisation de référence pour les programmes phares transfrontaliers afin d'accélérer l'agenda numérique du continent. Contrairement aux communautés économiques régionales (CER) qui couvrent un large éventail de sujets, Smart Africa se consacre spécifiquement à la transformation numérique. Cette orientation lui permet de se spécialiser et de gagner en efficacité dans ce domaine. Nous donnons également la priorité aux projets qui ont une portée ou un impact régional, en soutenant les pays dans leurs efforts pour mettre en œuvre des projets aux aspirations plus larges et transfrontalières. Cela permet aux pays de se concentrer sur les aspects nationaux et régionaux.

Smart Africa utilise un cadre multipartite, impliquant les pays africains, l'Union africaine, l'Union internationale des télécommunications (UIT), la Commission économique des Nations unies pour l'Afrique (UNECA), la Banque africaine de développement (BAD), la Banque mondiale, le secteur privé, les universités et les instituts de recherche. Cette approche inclusive permet d'obtenir un large soutien et de mobiliser des ressources pour le commerce numérique transfrontalier et les projets d'infrastructure internationaux. En outre, chaque pays membre dirige un projet phare, impliquant des parties prenantes de différents secteurs. Cela favorise l'efficacité, la responsabilité et la souplesse tout en respectant la souveraineté des pays africains.


Comment Smart Africa gère-t-elle les intérêts des géants du secteur privé (tels que les opérateurs de télécommunications) et des gouvernements pour faire avancer le programme de création d'un marché numérique unique en Afrique ? Quels rôles les communautés économiques régionales (CEDEAO, CEEAC, etc.) peuvent-elles/doivent-elles jouer pour faciliter ce processus ?

Smart Africa joue un rôle crucial dans l'équilibre des intérêts des géants du secteur privé, tels que les entreprises de télécommunications, et des gouvernements pour favoriser un marché numérique unique en Afrique. Le Forum du secteur privé est un organe consultatif de l'Alliance Smart Africa qui discute des questions liées à la mise en œuvre de ses initiatives. Ce forum comprend un large éventail d'entités du secteur privé, ce qui favorise la collaboration et garantit que leurs intérêts s'alignent sur l'agenda de Smart Africa.

Le secteur privé fait également partie de nos principaux organes tels que le comité directeur, où le secteur privé siège avec les ministres, et le conseil d'administration, où le secteur privé siège avec nos chefs d'État pour les conseiller et partager leur expertise en vue de la prise de décisions inclusives. Smart Africa privilégie les investissements du secteur privé, en particulier dans l'infrastructure numérique, reconnaissant leur rôle essentiel dans la réalisation d'un marché numérique unique. En fait, notre manifeste accorde la priorité au secteur privé.

Les communautés économiques régionales telles que la CEDEAO, la CEEAC et d'autres sont essentielles à la mise en œuvre de la vision de Smart Africa. Ces communautés jouent un rôle essentiel dans l'application des lignes directrices, orientations et plans élaborés dans le cadre de l'approche multipartite de Smart Africa. Leur capacité à faire respecter ces normes est essentielle pour la réalisation du marché numérique unique, en veillant à ce que les initiatives et les stratégies formulées par Smart Africa soient effectivement traduites en actions au niveau régional.


Nous observons une prolifération des centres de données sur le continent, des sources estiment que pas moins de 700 nouveaux centres de données seront construits en Afrique au cours de la décennie actuelle. Quelle est votre analyse de la situation concernant la question de la souveraineté numérique et de la propriété locale des données ?

La construction estimée de 700 nouveaux centres de données en Afrique au cours de la prochaine décennie marque un tournant dans le paysage numérique du continent, soulignant l'importance de la souveraineté numérique et de la propriété locale des données. Cette augmentation du nombre de centres de données constitue une étape importante dans le renforcement de la souveraineté numérique de l'Afrique, en permettant un meilleur contrôle des données locales et en réduisant la dépendance à l'égard des installations de stockage de données étrangères. Cela est particulièrement important pour les informations sensibles telles que les dossiers gouvernementaux et les données personnelles, qui doivent être protégées de toute juridiction extérieure.

La croissance des centres de données favorise la localisation des données, qui sont stockées dans leur pays ou région d'origine, ce qui renforce la propriété locale des données et permet aux pays et aux entreprises d'Afrique de mieux contrôler leurs données. Sur le plan économique, cette expansion attire les investissements, crée des emplois et fait progresser la technologie, tout en améliorant l'efficacité des opérations numériques en réduisant la latence et les coûts de stockage des données. Dans le même contexte, Smart Africa met en œuvre un projet intitulé Regional Data Centre and Cloud (Centre régional de données et d'informatique en nuage) dans le cadre duquel chaque région peut disposer d'un centre de données centralisé pouvant s'interconnecter avec les centres de données nationaux.

En conclusion, la prolifération des centres de données en Afrique présente à la fois des opportunités et des défis. En abordant les questions liées à la souveraineté numérique, à la propriété locale des données et à la mise en œuvre de cadres réglementaires efficaces, les nations africaines peuvent créer une infrastructure numérique résiliente et durable qui s'aligne sur les objectifs plus larges du progrès technologique et du développement économique.


Quelle est votre analyse de la transformation numérique de l'Afrique dans le contexte d'une concurrence géopolitique féroce entre les États-Unis, la Chine et l'Europe ? Comment les gouvernements/acteurs africains peuvent-ils exercer une plus grande influence malgré l'asymétrie de cette relation ?

La transformation numérique de l'Afrique dans un contexte de concurrence géopolitique intense de la part de puissances mondiales telles que les États-Unis, la Chine et l'Europe représente un défi à multifaces pour les gouvernements et les acteurs africains. Cette concurrence, qui se manifeste souvent par des investissements et le développement d'infrastructures numériques, nécessite une approche stratégique pour tirer parti de cette dynamique au profit de l'Afrique. Les pays africains peuvent utiliser les intérêts concurrentiels des puissances mondiales pour négocier de meilleures conditions de transfert de technologie et d'investissement. Il est essentiel d'établir des programmes et des politiques numériques clairs et indépendants, axés sur les intérêts nationaux et régionaux, afin d'aligner les décisions sur les objectifs de développement, à l'abri de toute influence extérieure.

La clé de cette stratégie est la promotion de la collaboration régionale par l'intermédiaire d'organismes tels que l'Union africaine et Smart Africa, ce qui permet de renforcer le pouvoir de négociation et de présenter un front uni lors des négociations. L'accent mis par Smart Africa sur le renforcement des collaborations régionales et le soutien aux programmes numériques nationaux des États membres suggère une approche visant à favoriser l'indépendance et la résilience régionales.

En s'engageant auprès d'un large éventail d'organisations internationales et du secteur privé, Smart Africa navigue à travers la concurrence géopolitique en diversifiant ses partenariats et en réduisant sa dépendance à l'égard d'une seule entité géopolitique. À Smart Africa, nous n'essayons pas de transformer l'Afrique en une île numérique unique, mais plutôt en un marché numérique unique connecté à d'autres marchés dans le monde.


Au regard de votre expérience avec les États membres africains, comment voyez-vous la position de l'Afrique sur les questions liées à la gouvernance de l'internet, aux droits numériques et à la protection des données au sein des organisations internationales ? Comment la voix de l'Afrique peut-elle être renforcée dans ces forums multilatéraux ?

L'engagement des États membres africains dans la gouvernance de l'internet, les droits numériques et la protection des données montre un paysage marqué par la diversité et l'évolution. Les nations africaines ont des perspectives variées sur la gouvernance de l'internet, influencées par leurs contextes politiques, économiques et sociaux uniques. Cela se traduit par des approches différentes, allant de la défense d'un internet ouvert et libre à la priorité donnée au contrôle de l'État pour des raisons telles que la sécurité et la stabilité politique. Les droits numériques sont de plus en plus reconnus comme des droits de l'homme sur le continent, mais la mise en œuvre et l'application de ces droits varie. De nombreux pays africains élaborent ou ont récemment mis en œuvre des lois sur la protection des données et de la vie privée, influencées en partie par des mouvements mondiaux tels que le RGPD en Europe et la Convention de Malabo, mais l'application effective reste un défi.

Pour renforcer la voix de l'Afrique dans les forums internationaux sur ces questions, plusieurs stratégies peuvent être employées. Une collaboration régionale renforcée, notamment par l'intermédiaire d'organismes tels que Smart Africa, peut présenter une position africaine plus unifiée sur les questions numériques, conduisant à une participation plus cohérente et plus influente. Le renforcement des capacités est essentiel, notamment la formation des diplomates, des décideurs politiques et des parties prenantes à la gouvernance de l'internet, aux droits numériques et à la protection des données. Il est essentiel de s'engager activement dans l'élaboration des politiques numériques internationales en participant régulièrement à des conférences et à des groupes de travail. La formation de partenariats stratégiques avec d'autres pays, des organisations internationales et des ONG peut amplifier la voix de l'Afrique, en fournissant un soutien et une plateforme pour des préoccupations communes. La promotion de la recherche locale et de la collecte de données sur l'utilisation de l'internet et les questions connexes peut soutenir les positions africaines sur la scène mondiale.

La position des gouvernements africains est de trouver un juste milieu entre la protection des droits des citoyens africains, y compris la protection de la vie privée, la protection de la souveraineté et des intérêts des États africains et la création d'un environnement qui permette aux entreprises africaines de croître et de prospérer grâce à une coordination et une coopération accrue.


Cet entretien fait partie de la série d'entretiens intitulée "Negotiating Africa's digital partnerships" (Négocier les partenariats numériques de l'Afrique), menée par le Dr Folashade Soule auprès de hauts responsables politiques, de ministres et d'acteurs privés et civiques africains afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs africains construisent, négocient et gèrent des partenariats stratégiques dans le secteur numérique, dans un contexte de rivalité géopolitique. Cette série fait partie du projet de recherche sur les politiques de négociation des partenariats numériques de l'Afrique, hébergé par le programme de gouvernance économique mondiale (Université d'Oxford) et soutenu par le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI).